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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-093

L’ordre néolibéral s’effondre. Ce qu’il se passe ensuite dépend de nous

Par J.C. Pan, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 5 août 2022, par JMT

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L’ordre néolibéral s’effondre. Ce qu’il se passe ensuite dépend de nous

Le 12 Juillet 2022 , entretien avec Gary Gerstle par J.C. Pan

Gary Gerstle est professeur d’histoire américaine à l’université de Cambridge et chroniqueur pour le Guardian. Son livre le plus récent s’intitule The Rise and Fall of the Neoliberal Order : America and the World in the Free Market Era. (Montée en puissance et déclin de l’ordre néolibéral : l’Amérique et le monde à l’ère du marché libre, livre non traduit en français)

J. C. Pan est co-animateur du Jacobin Show et a écrit pour New Republic, Dissent, Nation et d’autres publications.

Un piéton passe près des vestiges de la Packard Motor Car Company à Détroit, Michigan, 2008 (Spencer Platt / Getty Images)

Le néolibéralisme n’est peut-être pas mort, mais il n’est plus l’idéologie incontestée de notre époque. Cela laisse une grande ouverture pour ceux qui, à Gauche, veulent voir un ordre politique et économique fondé sur la démocratie et la solidarité plutôt que sur la recherche effrénée du profit.

Un mouvement apolitique devient un ordre politique lorsque ses prémisses commencent à sembler inéluctables. Dans les années 1950, les Républicains ont plié face à la réalité politique et ont soutenu les programmes de protection sociale du New Deal ; dans les années 1990, les Démocrates ont soutenu le zèle dé-régulateur de Ronald Reagan.

Mais comme l’historien Gary Gerstle l’affirme dans son nouveau livre, The Rise and Fall of the Neoliberal Order : America and the World in the Free Market Era (Montée en puissance et déclin de l’ordre néolibéral : l’Amérique et le monde à l’ère du marché libre, livre non traduit en français), aucun ordre politique n’est à l’abri du pouvoir déstabilisant des crises économiques.

Pour Gerstle, la stagflation [La stagflation est la situation d’une économie qui souffre simultanément d’une croissance économique faible ou nulle et d’une forte inflation. Cette situation est souvent accompagnée d’un taux de chômage élevé, contredisant ainsi les conclusions du keynésianisme et de son carré magique de Kaldor, NdT] des années 1970 a sapé l’ordre du New Deal tout comme la Grande Dépression avait contribué à le faire naître. Et aujourd’hui, dans l’ombre de la Grande Récession de 2008-9, avec une inflation qui s’emballe et une pandémie qui continue de se répandre partout dans le monde, l’ordre néolibéral semble vaciller. Que pourrait-il donc arriver ensuite ?

Jen Pan a posé cette question à Gerstle et à beaucoup d’autres dans une émission récente du Jacobin Show, en série sur YouTube et en podcast. Lors de leur conversation, qui a été éditée pour plus de clarté et pour des questions de longueur, Pan et Gerstle se demandent en quoi Donald Trump et Bernie Sanders sont des symptômes, l’un de droite, l’autre de gauche de la débâcle néolibérale, de quelle manière la Nouvelle Gauche a involontairement contribué à la montée du néolibéralisme, et pourquoi selon lui, « le capitalisme n’est pas aux commandes » en cette période tumultueuse.

J. C. PAN ⸎ Quand vous parlez d’un ordre politique, vous avez quelque chose de très spécifique en tête . Qu’est-ce qui distingue un ordre politique de, disons, un mouvement politique ou une idéologie politique ? Et quels ont été les principaux ordres politiques aux États-Unis ?

GARY GERSTLE ⸎ Un ordre politique est une constellation d’institutions soutenues par un parti politique, impliquant des réseaux de décideurs et de gens cherchant à définir ce qu’est le bien vivre en Amérique. Il s’agit en politique d’une structure qui permet à un mouvement de gagner en autorité et en pouvoir pendant une longue période de temps.

Lorsque Steve Fraser et moi-même avons écrit au sujet de l’ordre du New Deal, qui a vu le jour dans les années 1930 et 1940 et s’est effondré dans les années 1960 et 1970, nous avons fait valoir que pour un ordre politique, un test clé consiste à savoir s’il peut contraindre le parti antagoniste, en l’occurrence ici le parti Républicain, à jouer selon les règles du parti Démocrate.

Marché libre, mon cul ! (Source Brave New Europe)

En d’autres termes, certaines croyances fondamentales deviennent si profondément établies, si hégémoniques, qu’elles définissent le terrain de jeu. Ainsi, lorsqu’un président Républicain a été élu pour la première fois en vingt ans en 1952, la grande question était de savoir s’il allait détricoter le New Deal. Il ne l’a pas fait ; il a préservé les principaux piliers du New Deal, notamment les droits des travailleurs, la sécurité sociale et un impôt progressif sur les revenus pouvant aller au delà de 90 %.

Qu’est-ce qui oblige un parti d’opposition à se plier aux règles du parti dominant ? La réponse est : un ordre politique. Tout le monde en Amérique n’est pas obligé d’user de ce langage — mais si vous voulez être élu, si vous voulez avoir une influence politique au sein de la structure dominante de la politique aux États-Unis, alors il vous faut le parler.En fait, le signe que l’autorité autrefois exercée par un ordre politique se désintègre se constate lorsque des voix autrefois cantonnées à la périphérie deviennent des voix dominantes.

L’ordre néolibéral est né avec le parti Républicain dans les années 1970 et 1980. Selon moi, il est devenu un ordre lorsque Bill Clinton, dans les années 1990, y a entraîné le parti Démocrate. Clinton a sans doute fait plus que [Ronald] Reagan lui-même pour promouvoir les principes de l’ordre néolibéral : volonté de déréglementation, glorification de la mondialisation et l’idée qu’il devrait y avoir des marchés libres partout. C’est cela qui indique que la mouvance politique du néolibéralisme est parvenue à s’établir en tant qu’ordre, avec le pouvoir de définir le terrain de la politique américaine.

Actuellement nous sommes en train de vivre ce que je considère être la fin de l’ordre néolibéral. Cela ne veut pas dire que la philosophie du néolibéralisme va disparaître. Après tout, la sécurité sociale existe toujours, mais pas l’ordre du New Deal. Des éléments de la pensée néolibérale continueront cependant pendant encore longtemps à imprégner la vie américaine.

Mais l’ordre néolibéral n’a plus le pouvoir de contraindre au consentement, de contraindre au ralliement, de définir les paramètres de la politique américaine. Jacobin n’aurait pas l’influence qu’il a s’il avait émergé en 1995 ou 1996. Bernie Sanders était un acteur totalement insignifiant de la politique américaine dans les années 1990 et la première décennie du XXIe siècle, et voilà que tout d’un coup ses idées comptent beaucoup. Trump est également la preuve du déclin de l’ordre néolibéral. Dans les années 1990, il était lui aussi un président inimaginable.

Un autre monde est possible (OLI SCARFF/GETTY IMAGES)

J. C. PAN ⸎ Je veux rester sur cette question du passage de la frange vers le centre, car cela aussi fait partie de l’histoire du néolibéralisme. Quelles étaient les conditions politiques et économiques qui ont permis aux idées de gens comme Milton Friedman de passer de la marginalité à la majorité ?

GARY GERSTLE ⸎ Je suis fasciné par ces moments où des idées que l’on croyait reléguées à la périphérie pour toujours se libèrent et deviennent soudain très importantes dans le discours politique dominant. Dans la politique américaine des XXe et XXIe siècles, ces idées s’échappent généralement de la périphérie et entrent dans le courant dominant à cause d’une crise économique majeure.

Si on remonte aux années 1930, c’est la Grande Dépression qui a permis aux penseurs et aux politiciens du New Deal de s’imposer en tant que discours dominant. La récession des années 1970 n’a pas été aussi extrême que la Grande Dépression, mais la souffrance économique était réelle et intense ; un monde qui avait plutôt bien fonctionné montrait, en termes économiques, des signes d’effondrement. Je situerais les origines des nouveaux ordres économiques à ces moments de crise économique.

La boîte à outils keynésienne qui avait tant fait pour gérer le capitalisme — pour le garder en vie tout en prenant en compte le bien public — ne fonctionnait plus. Quelque chose qui n’était pas censé se produire s’est produit : la "stagflation". (L’inflation n’était pas supposée croître en même temps que le chômage ; les deux étaient censés fonctionner en rapport inverse l’un de l’autre). Une crise pour laquelle n’existait pas de solution facile a submergé le monde industrialisé. Ce moment précis de crise économique a permis à des idées bien articulées mais marginales de se faire entendre.

La crise de l’ordre néolibéral s’est produite dans le sillage de la grande récession de 2008-9, et c’est également cela qui a permis à des idées qui étaient restées marginales de s’imposer dans le courant dominant avec beaucoup de vigueur. Je situerais les origines des nouveaux ordres économiques à ces moments de crise économique.

J. C. PAN ⸎ Vous soulignez que le néolibéralisme n’est pas seulement un nouveau type de conservatisme. En fait, vous affirmez que les idées de la Nouvelle Gauche et même des figures anti-establishment comme Ralph Nader ont contribué à légitimer l’ordre néolibéral. Comment des valeurs que nous associons aujourd’hui à des attitudes dites progressistes — cosmopolitisme, multiculturalisme et libération personnelle — sont-elles devenues si centrales dans l’ordre néolibéral ?

GARY GERSTLE ⸎ Ce point est sujet à controverse ; on m’a déjà opposé quelques objections, et je m’attends à ce qu’il y en ait d’autres. Je dis cela en tant que membre de la Nouvelle Gauche du début des années 1970.

Je ne considère pas uniquement le néolibéralisme comme un moyen pour les élites d’enchaîner les masses et de saper leurs droits démocratiques. C’est certainement un des éléments du néolibéralisme — privilégier la propriété, en particulier le capital, plus que toute autre considération. Mais à mon avis, si nous voulons comprendre pourquoi ces idées sont devenues populaires aux États-Unis, nous devons également voir comment les idées néolibérales ont pu se greffer aux idées libérales traditionnelles du XVIIIe et du début du XIXe siècle, aux idées de liberté et d’émancipation.

Libéralisme classique contre néolibéralisme (Source You Tube)

Ces libéraux classiques croyaient sincèrement en un type de liberté dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Ils voyaient un monde écrasé par les monarchies, les aristocraties et les élites, où les gens ordinaires n’avaient aucune chance. Ils ont porté un message d’émancipation : il s’agissait de renverser les aristocraties et les monarchies, libérer le talent de l’individu de toute contrainte et permettre aux gens de travailler dur et d’être récompensés pour cela.

Ce n’est pas une conception erronée de la liberté ; c’est une notion de liberté profondément attrayante. Et elle est profondément ancrée dans la pensée et la mythologie de la vie américaine, associée à la Révolution américaine du XVIIIe siècle, qui faisait partie de ce mouvement visant à renverser l’aristocratie et la monarchie.

Ce rêve appartenant au libéralisme classique s’est avéré très efficace pour libérer les forces du capitalisme aux États-Unis et en Europe. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, de nouvelles voix ont commencé à surgir, se faisant appeler socialistes et communistes, et disant : « Hé, attendez une minute, la liberté que le libéralisme classique offre est une liberté contrefaite ; elle permet simplement au capitalisme de se libérer et privilégie les élites capitalistes ». Les socialistes et les communistes ont pris sur eux de redéfinir la liberté de manière à ce qu’elle profite aux travailleurs plutôt qu’aux élites et sont ainsi devenus certains des mouvements les plus puissants et les plus populaires du vingtième siècle.

Stewart Brand prenant la parole en 2010. (Wikimedia Commons)

Mais quand on en est arrivés aux années 1960, l’oppression des gens ordinaires était perçue comme étant non seulement l’œuvre des élites capitalistes, mais aussi celle du gouvernement. Les États étaient devenus trop forts et trop puissants, comme en Union soviétique. Au cœur de l’idéologie de la Nouvelle Gauche se trouve la notion selon laquelle « le système » — une alliance de sociétés privées et d’organismes de réglementation étatiques — prive les gens de leur liberté.

Aux yeux de nombreux Néo-gauchistes, même les agences du New Deal créées pour réguler le capital étaient devenues la proie d’intérêts privés. Elles ne réglementaient plus le pétrole, l’acier ou d’autres entreprises dans l’intérêt public ; les régulateurs servaient les intérêts des entreprises et du capital. C’est ainsi qu’est apparu, dans le cadre de la Nouvelle Gauche, un anti-étatisme et un renforcement de l’individu et de sa conscience aux détriment de toutes les grandes structures, publiques et privées, susceptibles de limiter indûment sa liberté.

Une fois qu’on est entré dans ce schéma de pensée, on commence à voir comment une intersection entre certaines idées de la Nouvelle Gauche et les néolibéraux pourrait être possible. Cela ne veut pas dire qu’ils ont fusionné, et je ne prétends pas que la Nouvelle Gauche s’est vendue. Il ne s’agit pas non plus de faire valoir que les gens prétendraient être une chose et au plus profond d’eux-mêmes en seraient une autre. Il s’agit plutôt de montrer comment les détracteurs des structures établies de la gauche ont émergé de telle sorte qu’ils ont pu entrer en dialogue avec des gens de l’autre côté de l’échiquier politique.

L’une des façons concrètes dont cela s’est manifesté a été la révolution informatique. Le rêve d’Apple, de Steve Jobs et de Stewart Brand — qui était un hippie et a écrit l’une des bibles du hippie-dom, le Whole Earth Catalog [Les Whole Earth Catalogs proposaient toutes sortes de produits à la vente, mais ne vendaient directement aucun de ces produits. Il prônait le Do it yourself, NdT] — était de libérer l’individu de toutes les structures d’oppression. C’est ainsi que la Nouvelle Gauche commence à contribuer au développement et au triomphe final de la pensée néolibérale.

Bill Clinton joue du saxophone qui lui a été offert par le président russe Boris Eltsine lors d’un dîner privé en Russie, le 13 janvier 1994. (Wikimedia Commons)

J. C. PAN ⸎ Cette tension est illustrée par les années Clinton, qui montrent comment les personnes situées à gauche du centre peuvent défendre des notions de liberté personnelle tout en étant culturellement très différentes des conservateurs. Que s’est-il passé pendant les années Clinton pour renforcer l’ordre néolibéral ?

GARY GERSTLE ⸎ La révolution informatique et le techno-utopisme qui lui est associé y sont pour quelque chose. Tant de données seraient générées — tellement de connaissances relatives aux marchés seraient disponibles instantanément partout dans le monde en appuyant sur une touche — que les interventions gouvernementales dans l’intérêt public n’étaient plus nécessaires.

C’est ce qui explique ce que je considère comme l’un des textes législatifs les plus extraordinaires adoptés par les Démocrates au XXe siècle : la loi sur les télécommunications de 1996, qui permet essentiellement à la révolution Internet de s’affranchir de toute réglementation publique sérieuse [Cette loi, qui comprend près de quatre-vingts mesures, définit un cadre réglementaire pour l’ouverture à la concurrence de plusieurs segments de marché. Sont plus particulièrement concernés les services de téléphonie locale et longue distance, la distribution de télévision par le câble, la radiodiffusion, les services en ligne et la fabrication d’équipements, NdT].

Les États-Unis ont une riche tradition de réglementation publique des médias, concernant notamment le téléphone, la radio et la télévision. L’information étant considérée comme vitale pour une démocratie, il était nécessaire de réglementer d’une manière ou d’une autre les institutions qui fournissaient ce système d’infrastructure. C’est une partie de l’héritage du New Deal de Franklin Roosevelt.

Il existait également une doctrine appelée Fairness Doctrine, mise en place à la fin des années 1940, qui stipulait que si la télévision ou la radio diffusait un point de vue politique controversé, elle devait accorder un temps égal à l’autre partie. Reagan l’a supprimée dans les années 1980, et Clinton et son administration n’ont rien fait pour la rétablir. Et quand il s’est agi de rédiger un projet de loi qui permette de relever le défi de cette révolution technologique, ils ont abandonné la tradition de la régulation des médias qui avait été si centrale pour le parti Démocrate pendant la majeure partie du siècle précédent. Cela est dû en partie à leur techno-utopisme.

L’autre facteur est la chute du communisme et de l’Union soviétique, un effondrement spectaculaire que personne n’avait vu venir. Il a eu deux effets majeurs. Tout d’abord, il a ouvert le monde entier à la pénétration capitaliste avec une ampleur qui n’avait pas existé depuis avant la Première Guerre mondiale.

D’un seul coup, tous ces marchés dans des pays qui étaient restés à l’écart du développement capitaliste sont devenus le terrain de jeu de l’expansion capitaliste où ils étaient des proies faciles. Cela a alimenté un sentiment de hubris selon lequel l’Occident avait gagné — que le capitalisme libéral n’avait pas de rival sérieux dans le monde, que son plus grand antagoniste avait été vaincu.

Pour la Gauche, cela a entraîné une crise de l’analyse marxiste, puisque la tentative la plus ambitieuse d’instaurer le socialisme avait échoué spectaculairement. Ne sachant pas comment réorganiser l’économie sur une base socialiste, les gens ont commencé à définir leur tendance de gauche en termes alternatifs. Les années 90 ont été marquées par un intense développement de la pensée cosmopolite.

L’un des points que j’aborde dans mon livre est que cette pensée cosmopolite est une chose avec laquelle un monde globalisé et néolibéral est très à l’aise. Cela ne veut pas dire que les gens de Gauche qui luttaient pour la libération étaient eux-mêmes des néolibéraux, mais cette consonance a néanmoins renforcé la légitimité des idées néolibérales, qui avaient elles-mêmes une composante cosmopolite.

Le néolibéralisme est en train de couler (Source The New Republic)

J. C. PAN ⸎ Quand la fin du néolibéralisme a-t-elle commencé, et quels sont les facteurs de ce déclin ?

GARY GERSTLE ⸎ Il y a toujours des fissures dans un ordre politique. Les ordres politiques sont des formations complexes. Ils réunissent des institutions et des groupes d’intérêt qui partagent le même point de vue sur certaines questions clés mais pas sur d’autres. Il y a donc toujours des points de tension, et des divergences possibles.

George Bush a, je pense, préparé le terrain pour la crise du néolibéralisme de deux manières. Il a mené une politique du logement à bon marché, qui, dans son esprit, était destinée à accroître l’accès des minorités à la propriété aux États-Unis. Parce qu’il n’était pas disposé à utiliser de l’argent réel pour cela — dans la mesure où c’est quelque chose qu’il ne pouvait réaliser qu’en étendant la dette et en octroyant des prêts hypothécaires à des personnes qui s’étaient auparavant vu refuser ceux-ci par les banques — il les a donc voués à l’échec. Encore une fois, ce phénomène a pu se produire en raison de l’utopisme entourant la révolution technologique.

Bush a également essayé de reconstruire l’Irak sur une base néolibérale. Il a jeté aux orties les plans que les États-Unis avaient utilisés pour reconstruire l’Allemagne et le Japon après la Seconde Guerre mondiale et a principalement confié le travail de reconstruction à des sociétés privées, pour la plupart basées aux États-Unis.

Par l’intermédiaire de ses agents en Irak, il a également démantelé l’ensemble de l’infrastructure de l’économie irakienne, mettant en œuvre une thérapie de choc qui, selon les néolibéraux, était la seule façon de traiter les États hypertrophiés qui n’avaient pas réussi à se développer économiquement. Cette expérience néolibérale a été brutale pour les Irakiens ; elle a conduit à une guerre civile et a fait s’effondrer la popularité de Bush.

L’ascension et la chute de l’ordre néolibéral par Gary Gerstle

La combinaison de la politique irakienne de Bush et de la crise du logement qui a conduit à la Grande Récession a convaincu de nombreux Américains de reconsidérer plus sérieusement le type d’économie politique dans lequel ils s’étaient engagés par le biais de leurs dirigeants politiques.

La contestation s’est développée lentement. Mais au cours des années 2010, les manifestations ont été relativement exceptionnelles, commençant par le Tea Party à droite et Occupy Wall Street, puis Black Lives Matter à gauche. Il y avait une réémergence du socialisme à Gauche et un puissant protectionnisme ethno-nationaliste incarné par Donald Trump à Droite.

L’élection de 2016 a provoqué un choc. Les deux personnes les plus puissantes et les plus importantes de cette élection, Donald Trump et Bernie Sanders, étaient d’importantes figures politiques inimaginables à l’apogée du néolibéralisme. C’est lors de cette élection que j’ai décidé d’écrire ce livre.

L’ordre néolibéral a contraint tous les acteurs du champ politique à se conformer à un certain nombre de croyances et de règles, ce qui n’est manifestement pas le cas aujourd’hui. Cela ne signifie pas que le socialisme arrive, mais cela signifie que l’orthodoxie et le pouvoir de la pensée néolibérale ont souffert.

J. C. PAN ⸎ L’ordre du New Deal se définissait par une sorte de compromis entre le capital et le travail, tandis que l’ordre néolibéral représentait le triomphe du capital sur le travail, ce qui s’est traduit par un transfert massif de richesses vers les classes supérieures. Il va de soi que les capitalistes auraient tout intérêt à préserver l’ordre néolibéral, bien plus que celui du New Deal. Voyez-vous des signes de formation d’autres ordres politiques ? Ou pensez-vous que le capital peut réussir à faire revivre l’ordre néolibéral ?

GARY GERSTLE ⸎ Les capitalistes vont-ils faire tout ce qu’ils peuvent pour conserver leur richesse et leurs privilèges ? Absolument. Mais il n’est pas certain qu’ils y parviennent. Une partie de la leçon de l’ordre du New Deal est que certaines circonstances vont incliner le capital à passer les compromis qu’il ne souhaite peut-être pas, mais qu’il se sent néanmoins obligé de passer, comme étant la meilleure des options auxquelles ils sont exposés. Une question importante se pose aujourd’hui : qu’est-ce qui va semer la peur au sein du capital ? Qu’est-ce qui les incitera à faire des compromis ?

Un facteur important est la réémergence du mouvement ouvrier. Nous en voyons des signes, mais pas encore au point de pouvoir contrôler les classes supérieures. Cependant, la révolte ouvrière des années 1930 a eu des débuts très modestes.

Je viens de faire une chronique du nouveau livre de Thomas Piketty, réel plaidoyer optimiste en faveur de l’égalité et de la possibilité de la concrétiser au XXIe siècle. Je pense qu’il est trop optimiste parce qu’il néglige ce qu’il a si brillamment exposé dans son premier livre, Le capital au XXIe siècle : et qui est que la Première et la Deuxième Guerre mondiale ont provoqué une catastrophe que le capital ne pouvait pas contrôler.

De cette catastrophe est née, selon lui, une formidable avancée de la politique sociale-démocrate et de la politique libérale de gauche, qui ont régné en maîtres depuis les années 1940 jusqu’aux années 1970. De toute évidence, nous ne voulons pas qu’une catastrophe de l’ampleur de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale vienne à nouveau bouleverser nos vies — même si la crise climatique et la pandémie nous obligent à reconnaître que de telles catastrophes ne sont pas impossibles — mais les crises économiques peuvent se développer à un point tel que les capitalistes ne parviendront plus à en contrôler les conséquences.

Je ne considère pas ce moment comme un moment où le capitalisme est aux commandes, gérant les choses dans son intérêt. L’issue de notre crise actuelle pourrait-elle être la réémergence d’un ordre néolibéral, privilégiant profondément le capital, d’ici la fin des années 2020 ? Oui, c’est une possibilité. Mais ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Je pense que nous sommes dans une phase de transition, d’inflexion, et nous ne savons pas vraiment ce que sera la physionomie du monde dans cinq ou dix ans.

Non seulement nous ne devons pas présumer du triomphe du capital, mais nous devrions aussi nous rendre compte que c’est un des moments où ceux qui ont d’autres propositions pour réorganiser l’économie, pour réorganiser la politique, doivent se lever et se battre pour ce en quoi ils croient.

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