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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-081

Ukraine : De la guerre par procuration à la guerre totale ?

Par Christopher Caldwell, traduit par Jocelyne le Boulicaut

mercredi 6 juillet 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Ukraine : De la guerre par procuration à la guerre totale ?

Le 31 mai 2022 par Christopher Caldwell

Caldwell est journaliste d’opinion, il est l’auteur de « The Age of Entitlement : America Since the Sixties » et de « Une révolution sous nos yeux - Comment l’Islam va transformer la France et l’Europe »

Des combattants ukrainiens de l’unité Odin, dont certains sont étrangers, examinent un char russe détruit à Irpin, en Ukraine, en mars (Crédit Daniel Berehulak pour le New York Times)

La guerre en Ukraine pourrait être impossible à arrêter. Et les États-Unis en sont en grande partie responsables. Dans le quotidien parisien Le Figaro de ce mois-ci, Henri Guaino, l’un des principaux conseillers de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était président, a averti que les pays européens, sous la direction myope des États-Unis, marchaient comme des « somnambules » vers la guerre contre la Russie. Guaino a emprunté une métaphore utilisée par l’historien Christopher Clark pour décrire les origines de la Première Guerre mondiale.

Naturellement, Guaino admet que seule la Russie est entièrement responsable du conflit actuel en Ukraine. C’est la Russie qui a massé ses troupes à la frontière au cours l’automne et de l’hiver derniers et qui, après avoir exigé de l’OTAN un certain nombre de garanties de sécurité liées à l’Ukraine que l’OTAN a rejetées, a commencé à bombarder et à tuer le 24 février.

Mais les États-Unis ont contribué à transformer ce conflit tragique, local et ambigu en une conflagration mondiale potentielle. Selon Guaino, en ne comprenant pas la logique de la guerre, l’Occident, dirigé par l’administration Biden, donne au conflit un élan qui pourrait être impossible à arrêter. Il a raison.

En 2014, les États-Unis ont soutenu un soulèvement – qui dans sa phase finale s’est révélé être un soulèvement violent – contre le gouvernement ukrainien légitimement élu de Viktor Ianukovitch, qui était pro-russe. (La corruption du gouvernement de Ianoukovitch a été beaucoup mise en avant par les défenseurs de la rébellion, mais la corruption est un problème ukrainien endémique, même aujourd’hui). La Russie a, à son tour, annexé la Crimée, une partie de l’Ukraine historiquement russophone qui, depuis le 18e siècle, abritait la flotte russe de la mer Noire.

On peut discuter des revendications russes sur la Crimée, mais les Russes les prennent au sérieux. Des centaines de milliers de combattants russes et soviétiques sont morts en défendant la ville de Sébastopol contre les forces européennes au cours de deux sièges, l’un pendant la guerre de Crimée et l’autre pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces dernières années, le contrôle russe de la Crimée a semblé offrir un arrangement régional stable : les voisins européens de la Russie, du moins, ont préféré ne pas réveiller le chat qui dort.

Mais les États-Unis n’ont jamais accepté cet arrangement. Le 10 novembre 2021, les États-Unis et l’Ukraine ont signé une « charte de partenariat stratégique » qui appelait l’Ukraine à rejoindre l’OTAN, condamnait « l’agression russe en cours » et affirmait un « engagement inébranlable » en faveur de la réintégration de la Crimée en Ukraine. Cette charte « a convaincu la Russie qu’elle devait attaquer ou être attaquée, écrit Guaino. C’est le processus inéluctable de 1914 dans toute sa terrifiante clarté ».

C’est un récit fidèle de la guerre que le président Vladimir Poutine a prétendu mener. « Il y avait des approvisionnements constants en équipements militaires les plus modernes », a déclaré Poutine lors du défilé annuel de la Victoire en Russie le 9 mai, faisant référence à l’armement étranger de l’Ukraine. « Le danger augmentait chaque jour ». Le fait qu’il ait eu raison de s’inquiéter pour la sécurité de la Russie dépend du point de vue de chacun. Les reportages occidentaux ont tendance à sous estimer cette question.

Jusqu’à présent, le déroulement chaotique de la guerre en Ukraine a conforté le diagnostic de Poutine, voire même sa politique. Bien que l’industrie militaire ukrainienne ait été importante à l’époque soviétique, en 2014, le pays n’avait pratiquement plus d’armée moderne. Ce sont les oligarques, et non l’État, qui ont armé et financé certaines des milices envoyées pour combattre les séparatistes soutenus par la Russie dans l’est du pays. Les États-Unis ont commencé à armer et à former l’armée ukrainienne, d’abord timidement, sous la présidence de Barack Obama. Le matériel moderne a cependant commencé à affluer durant l’administration Trump, et aujourd’hui le pays est armé jusqu’aux dents.

Depuis 2018, l’Ukraine a reçu des missiles Javelin antichars fabriqués par les États-Unis, de l’artillerie tchèque et des drones turcs Bayraktar, ainsi que d’autres armes compatibles avec l’armement de l’OTAN. Les États-Unis et le Canada ont récemment envoyé des obusiers M777 de conception britannique récente qui tirent des obus Excalibur guidés par GPS. Le président Biden vient de signer une loi portant sur une aide militaire de 40 milliards de dollars.

Dans ce contexte, il n’y a pas lieu de se moquer des performances de la Russie sur le champ de bataille. La Russie n’est pas contrecarrée par un courageux pays agricole qui fait un tiers de sa taille. Elle tient bon, du moins pour l’instant, face aux armes de pointe de l’OTAN en matière d’économie, de cybernétique et de combat.

Et c’est là que Guaino a raison quand il accuse l’Occident de somnambulisme. Les États-Unis tentent de maintenir la fiction selon laquelle armer ses alliés n’est pas la même chose que participer au combat.

À l’ère de l’information, cette distinction est de plus en plus artificielle. Les États-Unis ont fourni des renseignements utilisés pour tuer des généraux russes. Ils ont obtenu des informations de visée qui ont contribué à couler le Moskva, croiseur lance-missiles russe de la flotte de la mer Noire, un incident au cours duquel environ 40 marins ont été tués.

Et les États-Unis pourraient jouer un rôle encore plus direct. Il y a des milliers de combattants étrangers en Ukraine. Un volontaire a déclaré ce mois-ci à la Canadian Broadcasting Corporation qu’il combattait aux côtés « d’amis » qui « viennent des Marines, des États-Unis ». De même qu’il est facile de franchir la ligne entre le statut de fournisseur d’armes et celui de combattant, il est facile de franchir la ligne entre le fait de mener une guerre par procuration et celui de mener une guerre clandestine.

Dit sous une forme plus subtile, un pays qui tente de mener une telle guerre risque de passer de la participation indirecte à la participation intégrale par la seule force du raisonnement moral. Peut-être les responsables américains justifient-ils l’exportation d’armes tout comme ils justifient leur budget : il est si puissant qu’il est dissuasif. L’argent est bien dépensé car il permet d’acheter la paix. Si toutefois des armes plus puissantes ne parvenaient pas à dissuader, elles conduisent certainement à des guerres plus vastes.

Une poignée de personnes sont mortes lors de la prise de contrôle de la Crimée par la Russie en 2014. Mais cette fois-ci, à égalité d’armement — et même surpassée dans certains cas — la Russie est revenue à une guerre de bombardements qui ressemble davantage à la Seconde Guerre mondiale.

Même si nous n’acceptons pas l’affirmation de Poutine qui voudrait que le fait que l’Amérique ait armé l’Ukraine est la raison pour laquelle la guerre a éclaté, c’est certainement la raison pour laquelle la guerre a pris la forme cinétique, explosive et mortelle que l’on constate. Notre rôle dans cette affaire n’est pas passif ou accessoire. Nous avons donné aux Ukrainiens des raisons de croire qu’ils peuvent l’emporter dans une guerre d’escalade.

Les milliers d’Ukrainiens qui sont morts ne l’auraient probablement pas été si les États-Unis s’étaient tenus à l’écart. Cela peut naturellement créer chez les décideurs américains un sentiment d’obligation morale et politique — il leur faut maintenir le cap, intensifier le conflit, faire face à tout excès.

Non seulement les États-Unis se sont montrés prêts à l’escalade, mais ils y sont également enclins. En mars, M. Biden a invoqué Dieu avant d’insister sur le fait que M. Poutine « ne peut pas rester au pouvoir ». En avril, le secrétaire à la défense Lloyd Austin a expliqué que les États-Unis cherchaient à « voir la Russie affaiblie ».

Noam Chomsky a mis en garde contre le paradoxe incitatif de ces « déclarations héroïques » dans une interview d’avril. « Cela peut ressembler à des imitations de Winston Churchill, très stimulantes », a-t-il déclaré. « Mais leur traduction se résume à : Détruire l’Ukraine ».

Pour des raisons analogues, lorsque Biden suggère de juger Poutine pour crimes de guerre il fait preuve d’une irresponsabilité des plus totales. L’accusation est si grave que, une fois lancée, elle décourage toute retenue ; après tout, un dirigeant qui commet une atrocité est tout autant criminel de guerre que celui qui en commet mille. Cela a pour conséquence, que ce soit intentionnel ou non, d’exclure tout recours à des négociations de paix.

Sur le champ de bataille en Ukraine, la situation a évolué vers un scénario bizarre. La Russie et l’Ukraine ont toutes deux subi de lourdes pertes. Mais chacune a également enregistré des avancées. La Russie dispose d’un pont terrestre vers la Crimée et contrôle certaines des terres agricoles et des gisements d’énergie les plus productifs d’Ukraine, et ces derniers jours, elle a pris l’ascendant sur le champ de bataille. L’Ukraine, après avoir défendu vigoureusement ses villes, peut s’attendre à recevoir davantage de soutien, de savoir-faire et d’armement de la part de l’OTAN — une excellente invitation à ne pas mettre fin à la guerre de sitôt.

Mais si la guerre ne prend pas fin rapidement, les risques encourus vont augmenter. « Les négociations doivent commencer dans les deux mois qui viennent », a averti la semaine dernière l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger, « avant qu’elle ne crée des bouleversements et des tensions qui ne seront pas faciles à dépasser ». Appelant à un retour au statu quo ante bellum, il a ajouté : « Poursuivre la guerre au-delà de ce seuil ne porterait pas atteinte à la seule liberté de l’Ukraine, elle constituerait une nouvelle guerre contre la Russie elle-même ».

En cela, Kissinger est sur la même longueur d’onde que Guaino. « Faire des concessions à la Russie serait se soumettre à l’agression, a averti Guaino. N’en faire aucune serait se soumettre à la folie ».

Les États-Unis ne font aucune concession. Ce serait perdre la face. Il y a des élections à venir. Donc l’administration ferme toute voie de négociation et travaille à intensifier la guerre. Nous sommes là pour la gagner. Avec le temps, les énormes quantités d’armes mortelles apportées, y compris celles issues de la dotation de 40 milliards de dollars récemment autorisée, pourrait faire passer la guerre à un autre niveau. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a averti dans un discours aux étudiants ce mois-ci que les jours les plus meurtriers de la guerre étaient encore à venir.

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