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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-069

Le mouvement pour le climat doit-il être un mouvement ouvrier ?

Par Jonathan Rosenblum, traduit par Jocelyne le Boulicaut

vendredi 10 juin 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le mouvement pour le climat doit-il être un mouvement ouvrier ?

Le 06 Mai 2022 par Jonathan ROSENBLUM

Jonathan Rosenblum est responsable syndical et animateur social et vit à Seattle. Il est l’auteur de Beyond $15 : Immigrant Workers, Faith Activists, and the Revival of the Labor Movement et il est membre de la National Writers Union.

La seule façon d’arrêter le changement climatique est de construire un mouvement de masse de la classe ouvrière dont les revendications résonnent auprès des gens ordinaires et qui s’attaque aux milliardaires qui profitent de la crise climatique.

Des manifestants pour le climat envahissent les rues de New York, le 13 novembre 2021 (Spencer Platt / Getty Images)

Critique du livre Climate Change as Class War : Building Socialism on a Warming Planet par Matthew T. Huber (Verso, 2022)

Vous souvenez-vous de l’enthousiasme et de l’énergie soulevés par la grève mondiale pour le climat de septembre 2019 ? Plus de 6 millions de travailleurs et d’étudiants sont descendus dans la rue pour exiger des mesures urgentes afin de sauver la planète. Les écoles et les lieux de travail ont été mis à l’arrêt alors que des centaines de milliers de personnes envahissaient les rues des grandes villes du monde entier, déclarant qu’il fallait mettre fin au business as usual. Les débrayages des travailleurs ont forcé les politiciens et les entreprises comme Amazon à s’engager de façon bruyante (bien qu’insuffisante) à investir des milliards dans l’atténuation du changement climatique.

Bien qu’il n’ait pas atteint la masse critique, le mouvement pour le climat avait pris de l’ampleur. Et notamment, il commençait à prendre pour cible les dirigeants du capitalisme. Et alors ? Et alors, le mouvement s’est pulvérisé.

Deux choses se sont produites : Tout d’abord, le bouleversement dû à la COVID et la réponse de santé publique mondiale totalement bâclée, qui dans le monde a coûté la vie de 15 millions de personnes. Ensuite, la grande majorité des leaders de l’action climatique ont orienté le mouvement vers une stratégie ratée consistant à vouloir changer les politiques de l’intérieur au lieu de renforcer le pouvoir des militants de base.

C’est aux États-Unis que ce constat est le plus douloureusement évident. Fin 2018, des centaines de manifestants du Sunrise Movement ont occupé le bureau de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, pour exiger des mesures. Ils ont été rejoints par la congressiste socialiste du parti démocrate nouvellement élue Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), qui a fait savoir qu’elle et le Squad [The Squad est le nom officieux d’un groupe de six Démocrates progressistes qui tous sont des personnes de couleur de moins de 50 ans. Ils sont soutenus par les Démocrates de la Justice et se situent à l’aile gauche du Parti démocrate, NdT] étaient prêts à faire entrer le mouvement de rue dans les couloirs du pouvoir en présentant une législation de transformation de type Green New Deal (GND).

Mais quatre mois après les actions mondiales en faveur du climat, et alors que le projet de loi sur le GND est en souffrance, AOC s’était détournée de la politique de rupture. Elle appelait affectueusement Pelosi « maman ours » et critiquait les autres progressistes comme étant trop « conflictuels ».

Manifestation en faveur du climat (Flickr)

Il ne s’agissait pas seulement de AOC. En 2021, les progressistes du Congrès ont mobilisé les organisations de terrain pour appuyer les projets de financement du GND dans la législation Build Back Better de Joe Biden – mais ils se sont fait rouler par la Maison Blanche et les démocrates de droite. Aujourd’hui, la voie législative pour obtenir un Green New Deal est en ruine, détruite par l’establishment du parti démocrate qui n’a jamais eu l’intention de faire passer le projet et par les politiciens progressistes et leurs alliés au niveau des communautés locales qui ont mal évalué ce à quoi ils étaient confrontés.

Les politiques du Green New Deal proposées au Royaume-Uni et aux États-Unis replacent l’environnementalisme au sein du mouvement syndical (Photo : Michael Reynolds/EPA)

Des pans entiers du mouvement pensent que dans l’arène politique, pour gagner il suffit de noyer les négationnistes du changement climatique sous les données et les faits (« La science, c’est la réalité ! »), tandis que d’autres exigent des solutions techniques comme la taxation du carbone ou des actions individuelles pour « réduire notre empreinte carbone ».

Toutes ces approches sont vouées à l’échec. Elles ne permettent pas de considérer que la crise climatique est fondamentalement une lutte pour le pouvoir – non pas entre les États riches et les États pauvres, les scientifiques et les négationnistes, les Démocrates et les Républicains, mais entre d’un côté les milliardaires et les entreprises qui profitent de la catastrophe climatique actuelle et de l’autre côté le reste des citoyens.

Matthew T. Huber illustre parfaitement cette réalité lorsqu’il déclare, au début de son livre qui vient de paraître, Climate Change as Class War : Building Socialism on a Warming Planet : « Cette lutte de pouvoir particulière est une lutte de classe concernant le régime de propriété et le contrôle de la production matérielle qui sous-tend notre relation sociale et écologique avec la nature et le climat lui-même ».

En se servant d’une industrie particulière, la production d’engrais, comme étude de cas, Huber démontre à travers le prisme d’une lentille marxiste comment le changement climatique est une caractéristique du système capitaliste, et pas un simple bug. Professeur de géographie à l’Université de Syracuse et collaborateur régulier de Jacobin, Huber nous propose une critique minutieuse de l’échec du mouvement climatique qui n’aborde pas le problème en termes de classe et des conséquences qui s’en suivent.

Pour être couronné de succès, déclare-t-il, le mouvement pour le climat se doit d’être un mouvement de la classe ouvrière, avec des revendications matérielles en résonance avec les besoins quotidiens d’un large panel diversifié de travailleurs.

Les familles confrontées au changement climatique (Photo by John Englart (Takver CC BY-SA 2.0)

Les faits ne suffisent pas

Selon Huber, le débat actuel sur la politique climatique est monopolisé par des scientifiques, des journalistes, des avocats, des politiciens, des chercheurs de groupes de réflexion, des dirigeants d’organisations non gouvernementales et d’autres experts accrédités qu’il qualifie de « classe professionnelle ». Il définit trois types de stratégies émanant de ces professionnels.

La première de ces stratégies nous vient des « spécialistes de la communication scientifique », qui accordent une foi aveugle en la capacité des faits et des données à façonner le débat politique. Leur théorie, écrit-il, est que « plus le public est informé, plus il est susceptible de soutenir les mesures ».

Le problème est que « ce n’est pas comme ça que se fait la politique dans une société capitaliste ». Chevron n’arrêtera pas de forer pour trouver du pétrole tant qu’il y aura des profits à faire, et la compagnie protège ces profits grâce à une propagande continue visant à maintenir la dépendance du monde aux combustibles fossiles et grâce aussi à des dons électoraux sans limites afin de nourrir sa relation symbiotique avec l’establishment politique.

Les faits climatiques ne sont pas déterminants dans ces calculs politiques. « Même si nous voyons que les capitalistes du secteur des combustibles fossiles mènent une guerre contre la science, il est plus exact de dire qu’ils organisent le pouvoir politique sur un terrain beaucoup plus large, celui des législatures fédérales et des États, tout comme au niveau des institutions culturelles », note Huber.

Le capitalisme détruit la planète (source)

La deuxième de ces stratégies préconise des « politiques climatiques futées » qui s’attaquent aux « défaillances du marché » en taxant le carbone, en mettant en place des systèmes de plafonnement et d’échange ou en incitant l’industrie à se sevrer des combustibles fossiles. Ces idées sortent tout droit du manuel de référence néolibéral « Sauvons le capitalisme ».

L’erreur fatale dans le cadre de cette stratégie est qu’elle ignore soigneusement le fait que le problème n’est pas le coût du carbone, qu’il soit visible ou externalisé, mais plutôt le fait que le carbone soit rentable dans une économie capitaliste. Si vous taxez le carbone tout en laissant intact le motif de profit, les grandes entreprises, avec la complicité de l’establishment politique, vont tout simplement répercuter les coûts plus élevés sur les autres — probablement sur les consommateurs de la classe ouvrière, qui alors, comme on peut s’y attendre, se rebelleront contre votre élégante solution politique. C’est un moyen génial pour diviser des alliés potentiels dans le cadre de la lutte contre le changement climatique, comme l’a montré le mouvement des « gilets jaunes » en France en 2018.

La troisième stratégie consiste à exiger des individus et des communautés qu’ils se contentent de moins — ce que Huber appelle l’écologie de l’austérité. Les tenants de cette stratégie prônent des solutions environnementales locales, rejettent la faute sur les consommateurs des économies développées et exhortent les gens à limiter leur empreinte carbone.

« Cette politique d’austérité du moins séduit les classes professionnelles et en appelle à leur culpabilité vis-à-vis du carbone, écrit Huber. Elles ont le sentiment de se montrer excessives. Mais, ne vous y trompez pas : une politique du ’moins’ et des ’limites’ ne trouve aucun écho auprès de la grande majorité des gens qui, dans la classe ouvrière, vivent déjà des vies précaires et incertaines ».

Et ce n’est pas tout : la culpabilisation vis à vis du carbone permet également aux patrons de s’en sortir. Faire honte à votre voisin au sujet de son SUV énergivore est exactement ce que les PDG des grandes compagnies pétrolières veulent que vous fassiez.

Le moteur fondamental du changement climatique étant l’appât du gain du système capitaliste, ce qu’il faut, selon Huber, c’est décommodifier — ôter le profit — de la production, la distribution et l’utilisation de l’énergie en plaçant ces industries sous propriété et contrôle publics. Huber considère la législation du Green New Deal comme le point de départ de ce qui devra être un programme d’emploi massif, étalé sur plusieurs années, visant à remplacer les systèmes énergétiques existants par un réseau de renouvelables, accompagné de foyers et de systèmes de transport fonctionnant à l’électricité.

Selon Huber, le fait de sortir le profit du tableau et de procéder à de nouveaux investissements publics massifs constituent les fondements d’un vaste mouvement de la classe ouvrière en faveur du climat.La stratégie de la classe ouvrière permettrait de lier l’amélioration directe et matérielle de la vie des gens à l’action climatique. Les gens comprendraient spontanément que les emplois, l’électricité gratuite ou les logements sociaux sont quelque chose de positif, mais il reviendrait aux responsables politiques de présenter ces améliorations comme des mesures à prendre pour faire face à la crise climatique. Partant de cette perspective, les masses de travailleurs pourraient commencer à voir le changement climatique non pas comme un « coût » à supporter ou auquel s’adapter, mais comme une crise qui requiert des transformations sociales et politiques radicales qui vont améliorer leur vie.

Tant le Green New Deal que ses initiateurs préconisent une « transition juste » pour les travailleurs de l’industrie des combustibles fossiles et autres industries extractives. Mais Huber note que la plupart des défenseurs de politiques ne prennent pas la peine de demander aux travailleurs et à leurs communautés ce dont ils ont besoin. Au mieux, ils considèrent les travailleurs comme des victimes du changement qui doivent être soutenus pour atténuer les effets néfastes des politiques climatiques.

Ce qui fait tout à fait le jeu des opposants en tombant dans le piège de l’emploi face à l’environnement, et étant donnée « la destruction bipartite de l’État-providence depuis 1980, pouvons-nous blâmer la classe ouvrière si elle choisit le seul moyen qu’elle a pour survivre dans notre ère de capitalisme néolibéral (les emplois) plutôt que de privilégier les notions abstraites d’"environnement" ? » Bien sûr que non.

La crise climatique est une question ouvrière (Source)

Huber affirme au contraire que les travailleurs ont du pouvoir précisément parce qu’ils se trouvent sur le lieu de production et qu’ils peuvent, s’ils se structurent, « suspendre leur travail et tarir la source des profits du capital ». Dans la mesure où les travailleurs « seraient au cœur d’une politique plus vaste de désorganisation visant à créer une crise », ils doivent également être les principaux moteurs du mouvement pour le climat et des discussions sur les transitions industrielles et professionnelles.

Reprenons tous ces points

Où faut-il se concentrer pour accomplir cette énorme tâche de construction d’un mouvement climatique centré sur la classe ouvrière ? C’est là que l’appel ambitieux de Huber devient un peu flou. « Le secteur de l’électricité, écrit-il, est la "cheville ouvrière" de toute stratégie de décarbonation [...] Une politique climatique qui se concentre uniquement sur un programme de destruction de l’industrie des combustibles fossiles a également besoin d’une politique positive visant à assainir la production d’électricité ».

Luttons pour un socialisme international

Huber note que les services publics, même lorsqu’ils sont privatisés, ont déjà tendance à être fortement réglementés ; les travailleurs de l’industrie de l’électricité ont un pouvoir structurel énorme car ils peuvent littéralement éteindre les lumières ; de plus, le taux de syndicalisation au sein des services publics est déjà élevé par rapport à celui dans d’autres industries de base.« Comme il est peu probable que nous atteignions le socialisme de sitôt, dit-il, un objectif plus modeste est de parvenir à la socialisation (=le refus de la marchandisation, Ndt) de l’électricité, afin que la décarbonisation prenne le pas sur les profits privés. De manière quelque peu insolente, je suggère que nous appelions cela le socialisme dans un secteur ».

Cette argumentation soulève un certain nombre de questions, ce que Huber reconnaît. En dépit d’un taux de syndicalisation sectoriel correct et du fait que de nombreuses entreprises de services publics appartiennent à l’État dans le pays, une démarche visant à entièrement faire évoluer le secteur de l’électricité vers un système public nécessiterait de remettre en question un syndicalisme d’entreprise profondément ancré qui entraîne ses adhérents à s’aligner sur leurs patrons concernant les questions les plus fondamentales de production et de conversion économique.

Et même si le taux de syndicalisation est relativement meilleur dans le secteur des modes de production d’électricité plus traditionnels, comme l’hydroélectricité et les centrales à gaz et à charbon, il est extrêmement faible dans les secteurs de la production de batteries, de l’énergie solaire et de l’énergie éolienne — précisément les domaines qui requièrent une croissance exponentielle.

Enfin, il est absurde de penser que la classe capitaliste tolérera le « socialisme dans un seul secteur ». Les fonds d’investissement privés et les banques détiennent d’immenses participations dans le secteur des services publics ; nos opposants seraient alors l’ensemble de la classe capitaliste. Elon Musk, Jeff Bezos et leurs potes savent très bien quand leurs intérêts sont remis en question, et ils sont très disciplinés quand il s’agit de mettre en œuvre la solidarité de classe.

Oui, le secteur des services publics doit devenir un terrain de lutte plus significatif au sein du mouvement climatique. En plus de salir les magasins Starbucks et les entrepôts d’Amazon, les jeunes militants devraient travailler à la construction d’une gauche organisée au sein du secteur des services publics.

Mais un mouvement climatique qui reposerait sur la classe ouvrière ne peut pas se permettre le luxe de se cantonner à un seul domaine. S’il a le choix entre lutter pour la nationalisation des services publics, s’engager dans des actions militantes du type de celle de Standing Rock [En 2016, un groupe de jeunes Amérindiens de la réserve sioux de Standing Rock a lancé un mouvement qui allait galvaniser l’attention du monde et rassemblerla plus grande réunion d’Amérindiens depuis les conseils de traités du XIXe siècle , NdT] pour arrêter les projets dangereux liés aux combustibles fossiles, organiser des grèves de plus en plus perturbatrices dans les écoles et chez les travailleurs, ou occuper les bureaux des politiques, les seules bonnes réponses c’est : toutes ces dernières.

Ce livre représente néanmoins une contribution importante et pertinente dans le domaine de la lutte contre le changement climatique. Nous ne construirons pas un mouvement de masse en terrorisant les gens avec la hausse du niveau des océans, en les culpabilisant quant à leur empreinte carbone, ou en peaufinant d’élégantes propositions politiques. Un mouvement ouvrier pour le climat doit très directement pointer du doigt le problème du capitalisme et créer les conditions de la lutte pour défier cet ennemi, le plus tôt étant le mieux.

Septembre 2019 était porteur d’espoir et laissait présager que le mouvement évoluait en ce sens. Le livre de Huber propose une analyse essentielle qui exige que nous reprenions le cap.

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